C'est le 27 octobre 1955 que le jury de l'Académie suédoise a finalement choisi d'attribuer le Prix Nobel de Littérature à Halldór Laxness. Elle le récompensait ainsi pour ses récits épiques truculents qui renouvelaient le grand art de la narration islandaise. Le nom d'Halldór Laxness figurait le lendemain à la une des plus grands journaux du monde qui étaient nombreux à se féliciter que le jury ait souhaité récompenser un écrivain encore plein d'entrain. Il n'était pas pas très surprenant qu'il finisse par l'obtenir en 1955, après avoir été nommé tant de fois pour le Prix.
Le fameux demi-tour à la frontière
Bien que son nom fût l'objet de discussion, Halldór n'espérait pas remporter le Prix Nobel en 1955. Après un séjour en Suède, il fut arrêté par la police alors qu'il était sur le point d'arriver au Danemark depuis Göteborg. « Qu'est-ce que j'ai encore bien pu faire ? » se demanda-t-il, après avoir été prié de faire demi-tour en direction de Göteborg. Une fois rentré en Islande, le poète raconta au cours d'un entretien avec le quotidien islandais Morgunblaðið : « On m'avait dit qu'une grande nouvelle m'attendait, alors j'ai rebroussé chemin. C'était un mercredi. Le jeudi, la mèche était vendue. Je me trouvais chez mon ami Peter Hallberg où l'on téléphona à trois heures du matin pour m'annoncer que j'avais remporté le Prix Nobel. N'importe comment, la nouvelle avait filtré, car la rue s'était remplie de journalistes, de photographes et d'hommes de télévision jusque tard dans la soirée. Ensuite je me suis éclipsé étant donné que je n'y voyais plus rien sous le mitraillage des photographes. »
L'oeuvre de Laxness se dresse comme un clocher à l'heure pour tous les hommes de la terre
La remise du Prix Nobel fut largement couverte par la presse internationale. Le journal américain à grand tirage The New York Times rapporta en première page qu'Halldór avait reçu le Prix Nobel mais qu'il était globalement inconnu aux États-Unis alors que le roman Gens Indépendants y était devenu le best-seller de l'année 1946 à la publication de sa traduction en anglais. Staffan Björck, professeur d'histoire de la littérature à l'Université de Lund écrivit dans le quotidien suédois Dagens Nyheter : « Dire que La cloche d'Islande sonne enfin aujourd'hui dans tout le monde littéraire manque encore de grandeur. L'oeuvre de Laxness ne dresse-t-elle pas plutôt comme un clocher à l'heure pour tous les hommes de la terre ? Un clocher d'où le bourdon tonne pour le destin des hommes et des générations vivant dans le sang, le besoin et le rêve. Un clocher d'où fuse les sonorités acerbes et aigres de la critique. Un clocher d'où des sonnettes susurrent des espiègleries badines. Mais un clocher duquel plane un chant d'oiseau au-dessous de toutes les autres voix. »
Le critique littéraire suédois de Morgon-Tidningen, Erwin Leiser, rapporta dans un article à propos d'Halldór que « le choix de l'Académie suédoise n'était pas surprenant. Il est fondé d'acclamer que le Prix Nobel de cette année revienne à un écrivain original et d'une écrasante intensité qui n'a pas épuisé sa veine poétique, un chanteur réservé et un barde savoureux qui est encore au milieu d'un travail protéiforme et fécond. »
Le roi Gustav Adolph est d'une compagnie extraordinairement amusante
Les journaux et les revues islandaises firent paraître des entretiens avec Laxness. La une du quotidien Þjóðviljinn du 28 octobre 1955 faisait état des confidences du poète : « Je suis absolument surpris d'avoir obtenu le Prix Nobel. A vrai dire, je ne m'y attendais pas, quoiqu'on en ait beaucoup parlé. Vous m'en voyez ravi, pas uniquement pour l'honneur qui m'est fait, mais également pour d'autres raisons, ne fût-ce que pour l'Islande“.
Le même jour parut en première page du quotidien Vísir le compte-rendu d'une conférence de presse donnée par Laxness au domicile de Peter Hallberg à Göteborg. A la question de savoir s'il envisageait la possibilité d'aller aux festivités des Prix Nobel à Stockholm en décembre, le poète répondit : « Cela m'enchante de déjeuner avec le roi Gustaf Adolf. On m'a laissé entendre qu'il est d'une compagnie extraordinairement amusante. » La discussion a bien entendu dévié sur la politique pendant la conférence de presse : « Je ne suis pas politicien, mais un homme de Lettres qui écrit des romans. On me reproche trois choses : le catholicisme, le communisme et le capitalisme. Je ne suis plus catholique, je ne suis pas communiste – et en ce qui concerne le capitalisme, la réponse est à chercher dans mes livres. Libre à vous d'en juger. »
Un événement sans précédent
Il n'y a rien d'étonnant à ce que le Prix d'Halldór ait fait grand bruit et soit devenu le sujet d'un sondage d'opinion. Jakob Benediktsson, rédacteur en chef du Dictionnaire de l'Université d'Islande racontait à ce propos : « Le Prix Nobel d'Halldór Kiljan témoigne incontestablement de son rang parmi les plus grands écrivains contemporains, ce que nombre de personnes savent depuis longtemps. Les Islandais, qui l'ont longtemps considéré comme leur principal écrivain moderne, l'intronisent avec d'autant plus de jubilation. Le Prix Nobel est un des plus grands honneurs qu'un écrivain peut recevoir. Le fait qu'un Islandais le remporte est un évènement sans précédent et cela rejaillit sur la littérature islandaise qui lui sera longtemps redevable. »
Le poète Gunnar Gunnarsson déclarait : « Cela est réjouissant pour l'Islande. Halldór Kiljan Laxness mérite bien cette récompense. »
Un autre ami poète de Laxness, Tómas Guðmundsson, ajoutait à cela : « Il y a bien trente ans, je prédisais qu'Halldór Kiljan Laxness recevrait le Prix Nobel. Il se trouve que j'ignorais alors combien l'Académie suédoise manque parfois de flair et que les Islandais aurait soudainement à fêter cet honneur qui revient enfin à leur écrivain de premier plan. »
Tómas Guðmundsson n'était cependant pas le seul à rappeler ses précédentes déclarations sur le fait qu'Halldór aurait déjà pu depuis longtemps remporter le Prix Nobel de Littérature. Une chronique des Prix Nobel de l'illustre New York Herald Tribune mentionnait par exemple qu'un critique du journal avait estimé en juillet 1946 que Gens indépendants était « un roman mémorable » qui « vaudrait un jour à l'Islande un premier Prix Nobel. »
La traversée la plus marquante de Laxness
Halldór Laxness arriva en Islande depuis Copenhague à bord du navire Gullfoss en compagnie d'un grand nombre de passagers. Parmi eux se trouvaient les amis copenhaguais du poète ainsi que ses éditeurs. De nombreux étudiants islandais se tenaient sur le quai et ovationnaient le poète de concert avec d'autres Islandais.
Le trajet de retour d'Halldór à bord du Gullfoss avait des airs de traversée triomphale, et fut un voyage des „plus marquants“, comme Laxness le racontait dans le quotidien islandais Tíminn. Le bateau accosta le 4 novembre à Reykjavík où des centaines d'habitants s'étaient assemblés sur le quai pour acclamer le poète. Jón Leifs, président de la Fédération des artistes islandais et Hannibal Valdimarsson, président de l'Association populaire d'Islande, y prirent la parole. Jón s'exprima ainsi : « Avec cette victoire, le regret et les tourments de l'âme se sont mués en une joie profonde. Nous nous souvenons des artistes islandais qui sont tombés et dont la mort n'a pas été réparée – tous ceux qui ont enfanté des oeuvres d'art en Islande durant un millénaire, les poètes inconnus qui ont travaillé sans recevoir ni salaire, ni honneur, ceux qui se sont effondrés en pleine lutte contre des conditions de vie des plus ardues, tant et si bien qu'il ne reste plus que des fragments de leurs œuvres et que même le nom de leurs auteurs sont tombés dans l'oubli. »
Les poèmes c'est toi qui me les a tous donnés
Hannibal Valdimarsson souhaita la bienvenue à Halldór, après quoi le poète s'adressa à la foule depuis le pont du bateau :
« Chers compatriotes ! Je remercie les nombreuses personnes qui m'ont manifesté leur sympathie, par leur présence ou d'une autre façon ces derniers jours. Je remercie la Fédération des artistes islandais, mes camarades et mes collègues artistes d'avoir participé à cet accueil. Je remercie mon ami Jón Leifs, compositeur, pour les affectueuses paroles qu'il a eues à mon égard. Je remercie tout particulièrement l'Association populaire d'Islande de m'avoir honoré ici ce matin et je sais gré au président pour ce discours prononcé à mon attention. Et je veux remercier le peuple islandais en faisant encore une fois une très courte citation à laquelle j'ai déjà eu l'occasion de faire référence. Il s'agit d'un poète qui a envoyé un poème à sa bien-aimée. Lorsqu'elle l'en remercie, il répond par ces mots : « Ne me remercie pas, les poèmes c'est toi qui me les a tous donnés. » Cette réalité est irréductible même si cette distinction que je n'attendais pas m'a été accordée par une éminente fondation étrangère, je veux remercier mon peuple, remercier ici le peuple islandais, en ce matin automnal plein d'espoir, et je veux lui souhaiter du succès pour les temps à venir. »